lundi 2 février 2009

SILENCIEUSES CONVERSATIONS



Nikolaï Kasparov allait atteindre les 74 ans. Pour fêter cela, il avait organisé une petite soirée, où toute sa famille était conviée. Toute ? Pas réellement en fait, juste ce qui lui restait, c'est à dire sa fille et ses deux fils, leurs conjoints et leurs "progéniture" comme il s'amusait à écrire. Il s'était appliqué à faire lui-même les petits cartons d'invitation qui imitaient parfaitement la texture des parchemins, comme du temps où sa femme Lucia, était encore de ce monde. Cela faisait déjà deux ans qu'elle était morte. La folie l'avait emporté : elle disait qu'elle arrivait à percevoir dans sa tête autre chose que ses propres pensés. Pourtant elle n'arrivait pas à définir la chose. Les médecins non plus d'ailleurs, et ils mirent cela sur le compte de la folie. Et ce fut au bout de quinze années d'internement à l'hôpital psychiatrique de Miesh, que Lucia décéda à l'âge de 70 ans, malgré le soutien de Nikolaï et de leurs enfants. Personne ne pouvait comprendre ce qui s'était passé; et Nikolaï en avait du mal à trouver le sommeil la nuit, tant il essayait d'imaginer ce qu'avait pu ressentir sa femme.


Pour l'occasion, Nikolaï avait sorti la nappe rouge, l'avait tendrement recouverte du service en porcelaine, qu'ils avaient eu à leur mariage, et avait soigneusement nettoyé les 8 écrans placés sous la table, devant chaque assiette. La maison rayonnait comme à l'ancien temps. Pour harmoniser les décors, Nikolaï avait pris le soin de déposer un peu partout, des bouquets de roses blanches fraichement coupées.
Moi, comme à mon habitude, j'étais lové en boule sur le tapis près de la cheminée, et j'observais mon maître faire les cent pas dans le salon, en attendant ses invités. De la cuisine s'échappaient les douces saveurs des plats que Ira la cuisinière, avait préparés.


La première personne à arriver fut Mishka, la fille de Nikolaï. Benjamine de la famille, elle était encore célibataire. Elle écrivait qu'elle avait le temps pour s'occuper de son cœur, lorsqu’on abordait le sujet. Les pommettes encore roses de la fraîcheur du dehors, Mishka arborait un grand sourire à son père. Elle lui tendit un paquet surmonté d'un gros ruban, puis s'empara de son télé message portatif, pianota quelques temps, et montra l'écran à Nikolaï.
L'homme lisait calmement les lignes, et son regard croisant celui de sa fille, il l'embrassa. Puis il prit le paquet et le déballa. C'était un livre d’Anatola Griete, celui qui faisait fureur sur le net. Nikolaï était heureux, et il le fit savoir à sa fille, par le biais de son propre télé message.


Je ne sais pas si c'était la chaleur ou la fatigue, mais quoi qu'il en soit je me suis assoupi juste après l'arrivée de Mishka. Lorsque je rouvris les yeux, tous les invités étaient là. Tout autour de moi, ils s'échangeaient des poignées de mains, des baisers, des messages. La maison habituellement si calme, si vide, était soudainement remplie de joie.
Alors que j'allais sauter dans mon fauteuil, je m'aperçus qu'il était rempli de cadeaux. Me faufilant entre les jambes des convives, je voulu aller aux cuisines, pour voir si Ira n'avait pas quelque chose pour moi, lorsqu'une main s'abattit sur moi pour me caresser. C'était Floryse, la fille d’Igorio, un des garçons de Nikolaï. Elle me prit dans ses bras, et ce fut alors un flot de mains qui voulurent tâter mon pelage que j'avais soigneusement lustré. Les doigts passaient et repassaient le long de mon dos, me provoquant des milliers de frissons. L'humain avait besoins de toucher, de palper la matière; comme il avait besoin de trier les odeurs une à une, lorsque Ira amena le premier plat. Les invités identifièrent chaque saveur, et en félicitèrent la cuisinière, avant même que les plats furent posés sur la table.
J'avais repris ma place sur le tapis, et je gardais un œil sur les convives, qui mangeaient tout en tapotant sur les claviers. Je savais qu'en plus de s'écrire, ils s'envoyaient des images d'écran à écran, et se répondaient parfois par des sourires ou des signes. Les discussions semblaient très actives...


La chaleur était devenue si étouffante, que j'avais entrepris alors, de m'allonger sur le rebord de la fenêtre qui surplombait la salle à manger. Tout en faisant un brin de toilette, j'observais ces humains dans leur silencieuse conversation. Leurs doigts d'une main couraient sur les claviers, pendant que ceux de l'autre main leur apportaient délicatement les mets à la bouche. Le synchronisme parfais, qui se répétait, et se répétait sans cesse à chaque repas.


C'est alors que Mishka fit tomber sa fourchette en argent, sur le sol carrelé. Personne ne se préoccupa de l'incident, car personne ne l'avait vu..., mais Nikolaï sursauta. Ce n'était pas la première fois que cela se produisait, mais il ne voulait pas l'avouer; il ne voulait pas finir comme sa femme. Le repas allait prendre fin, lorsque Nikolaï attira à nouveau mon attention ce jour-là. Le gâteau était sur la table, et les 74 bougies attendaient d'être soufflées. Et là, alors que tous s'échangeaient des messages à toute vitesse... Nikolaï se leva, et posa son index sur sa bouche. Réflexe incompréhensible pour tous les autres, mais moi...



Moi je venais de comprendre.

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